« La Puissance des mantras »
Un jeu de son et de silence
Un article de Liliane Caffalano, dans les Cahiers du Yoga n° 47
Réalisez-vous que lorsque vous vous mettez à l’écoute d’une conversation, d’une musique, du chant d’un oiseau, c’est autant le silence que le son que vous entendez ?
L’espace entre les mots, entre les sons, l’espace qui porte les sons, et se révèle dans les temps de silence… ; ce silence qui n’est pas absence de son, mais une présence qui le soutient et le transcende, le fil qui sous-tend toute communication.
Au rythme du souffle qui nous traverse, son et silence nous visitent, ils nous relient et nous expriment profondément. Les mots, mais aussi leur résonance, constituent la substance de notre communication au quotidien. Si les mots entendus en sont la charpente, les temps de suspension entre eux, entre les phrases, sont des ouvertures à l’autre et aux dimensions subtiles de l’être. Tout comme l’instant où le souffle est suspendu entre inspir et expir, entre expir et inspir, crée une brèche dans le tissu de la réalité perçue par les sens, l’espace entre les sons est une invitation à nous déployer au-delà, à nous ouvrir au Sacré en nous et autour de nous.
Dans de nombreuses traditions, la Parole est au cœur du Sacré, elle est source de vie, source de création. « Au commencement était le Verbe » proclament les textes chrétiens. Pour l’Inde védique, la Parole est l’origine de tout ce qui est.
Les mythes des origines évoquent les rishis, ces « voyants » qui ont gardé intactes les facultés extraordinaires des hommes des âges précédents et qui ont reçu toute la Connaissance de façon globale et instantanée. Ils ont su scinder cette Parole unique en un langage discursif pour que l’humanité puisse la comprendre. On appelle shruti (de la racine SHRU, entendre) l’ensemble des hymnes et des récits que ces rishis ont entendus et traduits, en quelque sorte, au bénéfice de tous.
Il s’agit d’un corpus considérable qui englobe les quatre Vedas, les Brâhmanas, les Arânyakas, les Upanishads et la Bhagavad Gîtâ.
Vâk, la déesse Parole védique, engendre toutes les formes qui composent ce monde en un processus dans lequel les noms précèdent les choses.
Elle se dévoile dans cet hymne du Rig Veda (X,125) :
C’est moi qui enfante le Père au sommet de ce monde.
Mon origine est dans les eaux, dans l’océan.
De là je me suis répandue à travers tous les êtres, Et touche le ciel même du versant de mon crâne.
C’est moi encore qui souffle comme le vent, M’emparant de toutes les existences.
Au-delà du ciel, au-delà de la terre ici-bas,
Telle en grandeur je suis devenue.
[…] OM, le pranava, est la syllabe universelle, qui contient en elle tout ce qui est.
Puissance créatrice, la Parole se déploie à l’infini, bien au-delà de ce que nous nommons langage.
La Parole est sans fin, au-delà de toute création immense… La Parole est la syllabe première, née de l’Ordre, mère des Védas, nombril de l’immortalité.
Taittirîya Brâhmana 2.8.4-5
Les grammairiens-philosophes distinguent quatre niveaux de la Parole : trois niveaux subtils, la Suprême, la Voyante, et la Moyenne, inaudibles pour nos sens humains, et un niveau dit « grossier », l’Étalée, qui se manifeste dans nos langues de communication. Les sages ont toujours porté une attention particulière aux points de jonction entre plans subtils et plan physique, car ce sont des portes permettant de franchir les limites de la condition humaine ordinaire. L’Inde a naturellement accordé une importance majeure aux formes sonores qui constituent des « ponts » entre ces plans. Aussi bien le chant védique psalmodié en continu par les brâhmanes autour des feux sacrés, que les mantras, qu’ils soient récités ou chantés, sont porteurs d’une vibration spécifique : leur pouvoir réside dans leur haute fréquence vibratoire, bien davantage que dans leur valeur sémantique.
C’est de leur plus grande proximité à la Source qu’ils dérivent leur puissance.
Le sanskrit est la langue « parfaite » (samskrita), au service de la Connaissance. Les mantras féminins sont d’ailleurs nommés vidyâ, terme qui signifie connaissance, sagesse. D’un point de vue linguistique, un mantra est un instrument (suffixe tra) qui ouvre à la connaissance, à la pensée (MAN), alors que l’étymologie symbolique y lit une protection (racine verbale TRA) contre la domination du mental (manas).
Les bîja mantras, ou mantras- germes, recèlent la puissance la plus haute ; ce sont des monosyllabes qui n’ont aucune valeur sémantique, uniquement une résonance sacrée particulière. Parmi ceux-ci, OM, le pranava, est la syllabe universelle, qui contient en elle tout ce qui est. Elle se conjugue également sous la forme AUM.
La Mândûkya Upanishad est entièrement consacrée à ce bîja mantra :
OM ! Cete syllabe est tout.
Voici l’explication : le passé, le présent, le futur, tout est AUM ; de
même, ce qui transcende les trois temps est aussi la syllabe AUM
Chaque divinité est associée à un ou plusieurs mantras-germes ; par exemple GAM, GLUM pour le dieu Ganesha, KLIM, KRIM, pour la déesse Kâlî. La plupart se terminent par la vibration nasale M, d’autres par le souffle H, tel SAUH.
Porteurs d’un sens minimaliste, de nombreux mantras honorent le nom d’une divinité tels
OM NAMAH SHIVÂYA
Salut au dieu Shiva
ou
OM SHRÎM MÂHA LAKSHMYAI NAMAH
Salut à la grande déesse Lakshmî.
Les temples de l’Inde, tout comme les pèlerinages et les grands rassemblements sacrés résonnent nuit et jour des mantras chantés ou récités en japa, 108 fois ou des multiples de 108. L’atmosphère y vibre en permanence de ces sons psalmodiés depuis des millénaires.
Certains mantras sont dits ajapa, on ne les prononce pas de façon audible. Ainsi SO’HAM, déposé sur le souffle, se répète naturellement 21 600 fois par jour, le nombre de respirations qu’un humain est dit effectuer quotidiennement.
SO’HAM, forme contractée de SAS AHAM (je suis Lui, le Divin) est aussi nommé mantra du cygne, hamsa, symbole de l’âme en quête de délivrance, dont le nom surgit spontanément lors de la répétition de SO’HAM.
[…] SO’HAM, … aussi nommé mantra du cygne, hamsa, symbole de l’âme en quête de délivrance,…
La répétition intérieure, non articulée, d’un mantra, en ajapa, est la forme où sa puissance est la plus grande, car plus ouverte aux plans subtils. Ensuite vient le mantra articulé en silence, puis murmuré, enfin prononcé à voix haute, les trois formes possibles du japa.
Le mantra n’est pas une prière, si l’on entend par prière le fait de présenter une requête à une divinité. Le mantra élève la fré- quence vibratoire de celui qui le répète, il attise son état de dévotion, mais bien davantage pour lui permettre de s’abandonner à son Être profond et d’accéder à une transformation intérieure, que dans l’attente d’un salut qui serait accordé par une entité extérieure.
C’est ce dont Lalla, yoginî cachemirienne du 14ème siècle, rend compte :
De la maison de mon corps j’ai fermé portes et fenêtres.
En maîtrisant ma respiration j’ai attrapé le voleur de mon souffle. Dans l’intime de mon cœur, je l’ai attaché,
Puis je l’ai écorché avec OM pour fouet.
C’est d’une pratique ardente et passionnée qu’il s’agit, une plongée à l’intérieur de soi, pour enfin maîtriser le mental et s’ouvrir à la Conscience, ainsi qu’elle en témoigne :
Grâce à la syllabe OM, Lalla s’est absorbée dans la lumière de la Conscience,
Et la peur de la mort pour elle s’est dissipée.
Les Dits de Lalla 88 et 101
Il serait erroné de voir dans la pratique mantrique une expression purement mentale. Souvenons-nous que les mantra sont fondamentalement des messagers entre les plans subtils et le plan physique, et à ce titre, ils agissent sur le corps physique et la matière autant que dans les dimensions subtiles. C’est ce qui explique que les mantras occupent une place primordiale dans la voie tan- trique, que l’on nomme également mantramârga, la voie des mantra. Le Tantra, en effet, voit dans la réalité phénoménale le corps de la Déesse, Shakti, l’énergie qui anime toute chose, animée ou non-animée. La quête tantrique de moksha, la délivrance des limitations et conditionnements de la condition humaine, se joue dans le corps physique et dans le corps d’énergie qui lui donne vie. C’est à travers le corps, la matière, que l’on peut accéder aux plans de l’âme (jîva), du Soi (âtman), du Tout (brahman). Et c’est en réalisant que tout est conscient, que les délimitations et oppositions apparentes se dissolvent : le troisième oeil s’ouvre, englobant dans une nouvelle vision le regard habituel de dualité.
En s’entretissant, Son et Silence nous invitent à révéler et honorer l’unité essentielle et sacrée de toute forme de manifestation, alors que les cultures occidentales enseignent à scinder matière et esprit.
Une inspiration à entrer en Yoga, en chemin vers la reconnaissance et la mise au monde du UN, ce UN que l’Inde se plaît à nommer « non deux », advaita.
Article de Liliane Caffalano,
dans les Cahiers du Yoga n° 47, publié avec l’autorisation de Yoga7.
Sommaire Cahiers du Yoga n° 47
Philosophie
5 – Le silence fondamental
8 – Le Prânâyâma, pilier essentiel de la pratique de tous les Yogas
Tradition
8 – Les sons du coeur
14 – La Puissance des mantras
19- La musique du silence
Interview
24 – Le Yoga de la Voix
Pratique
32- Le silence : une rencontre intérieure
34 – Le silence
Chemin de conscience
38 – Le Bharata Natyam
Actualités
42 – Full Moon Kirtan
Yoga chez Soi
43 – Formation d’enseignants de Yoga
Cuisine
44 – Il y a des sons dans la cuisine! Les recettes de Vibusha
46 – Yoga Suisse
Le numéro 46 des Cahiers du Yoga peut être commandé sur le site internet www.cahiersduyoga.ch.
Email: info@cahiersduyoga.ch.
Cette revue trimestrielle d Yoga, éditée par l’école Yoga 7, est la revue francophone de Yoga Suisse (anciennement Fédération Suisse de Yoga). Elle permet d’approfondir la pratique et de mieux connaître l’esprit et la philosophie du Yoga.
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